Eboulement à Cuvelette (Lorraine)

Eboulement à Cuvelette (Lorraine)

Anecdote de J-J Schneider (écrit de JP Mongaudon) 

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Montée dans la cage

L'abattage du charbon dans les veines en dressant a toujours posé des problèmes, de sécurité d'abord puisque le charbon à abattre est au-dessus de la tête, mais aussi de rendement, car il faut une sérieuse organisation pour travailler dans de telles conditions. Les ingénieurs ont découvert le moyen de ne plus se servir de l'explosif, mais de faire tomber la houille à l'aide d'une machine sophistiquée, armée de dents coniques : L'A.N.F. Cette machine déployée ressemble à une immense mante religieuse. De temps en temps il faut lui changer les pics. Le boisage reste traditionnel fait de bois renforcé par des chapeaux en fer. La taille moderne que j'ai visitée à Vouters est de ce type. L'accès au niveau d'exploitation se fait par le haut ou par le bas : Une cheminée est percée de la galerie supérieure vers la galerie inférieure. Une immense échelle verticale, impressionnante, les rejoint, en haut, pour éviter que le charbon ne s'effondre sous le poids du matériel ou pire des hommes. De la résine est injecté dans ce charbon le consolidant et formant un ensemble résistant. Le mineur devient chimiste. Le montage descend à la verticale dans le charbon. Imaginez un parallélépipède taillé dans la veine à l'explosif, boisé de billes de bois. Imaginez une échelle gigantesque, maintenue verticalement, (la moitié de la hauteur de la tour Eiffel) en fer, fixée contre la paroi. Elle permet de descendre jusqu'à la machine, quelque 150 mètres plus bas. Imaginez cette imposante "bête" broyant le charbon en couches successives. Par la pesanteur, la houille tombe sur un convoyeur blindé équipé de flotteurs qui reposent sur le remblayage fait de sable. La lavée (sable mélangé à de l'eau) est envoyée du jour au fond par un système de tubes et prend la place du charbon extrait. La machine et le blindé reposent sur le remblayage. C'est une tuyauterie spécialement étudiée qui guide la lavée dans le chantier. L'évacuation du charbon se fait par le blindé qui déverse les produits dans le tubbing (espèce de gros tube séparé en deux parties par une paroi). D'un côté passe le charbon, de l'autre les mineurs qui, toujours à l'aide d'échelles, rejoignent par cet itinéraire leur chantier. Le Tubbing est rehaussé avant chaque remblayage. En bas de celui-ci, le charbon tombe sur un convoyeur à bande qui l'emmène au lieu de chargement. Au fur et à mesure que la taille progresse pour déboucher dans la galerie supérieure, le tubbing s'allonge tandis que la longueur des échelles, vers le haut, diminue.  

Avant l'invention de l'ANF. 

Préparation de la résine

À l'époque où se passe ce témoignage, je suis encore un bien jeune mineur. La guerre est terminée depuis quelques années et "nous" sommes nationalisés. Au siège Cuvelette, la veine en dressant à grande ouverture est exploitée à la veine 2 Est à l'étage 420, par la méthode Jarige. L'A.N.F n'est pas encore inventé. Le Rutschenstrank (triczine), ou couloir pelleteur, vient d'être remis en place, ses longues chaînes sont accrochées aux bois des cadres supérieurs. Son moteur bruyant est en fonction. Tout est presque prêt, pour le poste suivant, les derniers trous sont forés dans le charbon. Il ne reste alors qu'à faire glisser l'explosif à l'intérieur et le faire exploser. Le poste suivant s'en chargera. Le tubing est juste en dessous des foreurs. Tout est prêt pour le poste suivant, même le tuyau de 120 qui sert de conduit au remblayage. "Noyé" dans une cheminée, au bout du traçage à plusieurs dizaines de mètres du tubing, il communique avec la galerie supérieure. Du poste du matin deux hommes ont eu pour travail de dégager ce tuyau en montant. L'un parle le français et le lorrain, l'autre, un ancien agent de maîtrise nommé par les allemands pendant la guerre, ne parle que le lorrain. La fin de poste arrive. Ils s'approchent à une quinzaine de mètres du tubing et attendent l'heure, lampes éteintes. Le moteur du couloir oscillant fait un bruit d'enfer. Au-dessus d'eux leurs camarades finissent de forer. Le torse nu, luisants de sueur et de poussières noires collées, ils font des derniers efforts à la lueur des lampes. Le charbon se détend par moments, il travaille. Ces coups de charge sont impressionnants, et la poussière qui tombe sur leur chapeau n'est pas rassurante. Soudain le plus ancien se lève d'un bond dans le noir et entraîne son coéquipier en direction de la cheminée, vers le fond du traçage. Ce réflexe leur évite d'être pris sous les tonnes de charbon et de pierres mélangées qui tombent avec fracas. La poussière est indescriptible, elle entre partout. Acculés tout au fond contre la veine, ils ne disposent que d'un espace restreint. L'air disponible est rare. Il faudra un bon moment avant que tout ce charbon en suspension ne se dépose. Une seule chance, mince, il est vrai, mais elle existe, c'est le tube de remblayage. Il est le seul cordon ombilical qui les relie avec la galerie supérieure. De l'autre côté du talus, les foreurs ont un moment de panique et s'égaillent vers ce qui semble être le salut. Ils s'interrogent et comprennent ce qui vient d'arriver. Les lampes dans la poussière ne permettent pas encore aux mineurs de discerner l'importance de la partie éboulée. Son ampleur les fige un instant. Ils se rendent compte alors qu'il est possible que les deux camarades soient emprisonnés sous ces tonnes de pierres et de charbon. Des appels ne tardent pas à fuser, mais personne ne répond. L'espérance de les savoir en vie fait redoubler les efforts. Deux hommes sont envoyés vers la galerie supérieure pour s'en assurer. Aux appels lancés à l'aide du tuyau de remblayage, ce sont des cris qui répondent. Ils sont vivants! C'est le principal. Déjà 13 heures.  

Solidarité 

Les secours s'organisent. Plus question de penser à la remonte, il y a des hommes à sauver. Une équipe commence à boiser le vide laissé par l'éboulement. Tout le stock de bois de la galerie transite par le tubing. Les mineurs font la chaîne. Toutes ces précisions, je les ai apprises plus tard. Du poste de l'après-midi, je trouve un billet à ma lampe. Le chef de poste me demande. D'habitude je travaille à l'opposé dans ce quartier, mais vu les circonstances, je suis désigné pour renforcer les mineurs sauveteurs. Je suis le plus jeune de tous, et je vais servir de commissionnaire au boisage. Tout le siège est au courant de l'éboulement et chacun veut descendre donner un coup de main. Le légendaire élan de solidarité qui anime chacun n'est plus à vanter, il reste digne de cette corporation. Descendus à la première cage, les désignés se hâtent. Il a été décidé de creuser dans le charbon dur, et de redescendre vers le traçage, vers les prisonniers. Trois hommes travaillent en haut à l'abattage et au boisage et deux en bas pour couper les bois aux dimensions que je répercute. Moi-même je fais le va-et-vient pour apporter le matériel demandé. Les piqueurs résonnent, le charbon tombe, le montage commence. Au fur et à mesure de l'avancement, les canars (ventubes ou buses) d'aérage sont installés. Pendant toute la journée, je cours sur les bois du montage soit pour donner des mesures en bas, ou pour remonter les bois coupés aux piqueurs. La détermination pour percer et sauver les camarades est si forte, que la sécurité est limite au niveau de l'aérage.  

Equipe de Haveuse Simon

Attention grisou 

À front d'abattage, il fait chaud, atrocement chaud. La sueur colle au tricot de corps et l'air frais qui arrive du bas risque de rendre malade les hommes. Aussi, volontairement, le souffle frais du ventilateur est baissé. Ce n'est pas le moment d'attraper une bronchite. Le charbon est dur, brillant, compact, mais il se laisse abattre sans trop de difficulté. Les piqueurs, sont relevés toutes les vingt minutes environ, le marteau piqueur, de douze kilos, tenu à bout de bras fatigue vite. Une lampe à flamme est accrochée au soutènement dans la cheminée. L'avancement est rapide. Ce n'est pas la paye qui motive cette fois-ci mais l'urgence à sauver des vies. Une bonne quinzaine de mètres sont déjà creusés. Pendant une relève, le porion, reste en haut et travaille au garnissage de la cloche, pour éviter un autre éboulement. Je lui ramène justement de quoi consolider son boisage. En montant je l'appelle. Mais j'ai beau crier, je n'obtiens aucune réponse. Je pense en le voyant à une plaisanterie. Il est étalé sur le plancher les bras écartés. Le grisou a atteint le seuil critique de l'asphyxie et je n'oublierai jamais les yeux révulsés de mon agent de maîtrise. Le déplacement d'air que je fais en montant et en descendant me préserve de cette asphyxie.

Dans les anciennes galeries du Briançonnais, le ventilateur n'existe pas encore, des enfants étaient employés à courir dans les galeries pour créer un courant d'air et ainsi changer l'air vicié, mortel.

Sur les poussards, je redescends aussi vite que je peux au risque de tomber 15 mètres plus bas. J'ameute les collègues qui accourent. Le porion est descendu tant bien que mal, à trois, car il est lourd le bougre (plus de 100 kilos). Nous l'allongeons sur le ventre la tête dans le tubing. La respiration artificielle, on ne connaît pas encore, mais l'air frais qui lui fouette le visage va certainement faire le nécessaire. Soudain un grand bruit sort de la poitrine de l'évanouit un bruit pas ordinaire une espèce de soufflement rauque, anormal, amplifié par le tube en ferraille. Il revient à lui, à notre grand soulagement. Pendant quelques minutes, le rescapé ne sait plus où il se trouve ; il faut le raisonner un peu avant qu'il ne reprenne totalement ses esprits. Le débit d'air, au ventilateur, est augmenté, il évacue le gaz, tant pis pour la bronchite et le billet de malade, la sécurité avant tout.

Wir sind durch  (On est sauvé) 

Pendant ce temps, les emmurés, bloqués dans ce trou à rats communiquent avec les mineurs par l'intermédiaire du tube. Les sujets de conversations commencent à se faire rares, mais il est interdit de somnoler, le grisou est trop dangereux et le risque de ne plus se réveiller est grand. Un flexible à air comprimé est descendu par le tube pour alimenter et changer l'atmosphère de la poche. Par ce chemin est aussi descendue de la soupe dans une bouteille attachée à une ficelle, elle sera appréciée. Du lait suit de la même manière, mais à l'incompréhension de tous, le seul à ne pas en boire est un fils de paysans : "Ich trink kein Milch daheim da werd ich auch keine trinken in der Grube" (je n'en bois pas à la ferme au jour alors je ne vais pas commencer à en boire au fond). Le calme relatif qui s'est produit suite à l'incident n'est pas pour les rassurer. Il est difficile de rester ainsi pendant plusieurs heures, parfois plusieurs jours, à l'écoute d'un bruit qui annoncerait enfin que les sauveteurs ne sont pas loin ! Quelle terrible angoisse de ne plus rien entendre et de se sentir abandonné ! Seul avec soi-même. Normalement nous aurions dû remonter, notre poste étant terminé, mais nous mettons un point d'honneur à continuer, malgré la fatigue, malgré aussi l'insistance des autres postes à nous relayer. Personne ne veut abandonner. Alors nous nous retrouvons une quinzaine dans un espace réduit à nous gêner mutuellement. Mais c'est pour la bonne cause. Chacun veut mettre la main à la pâte, chacun veut participer. Le travail avance. La nuit aussi. L'ingénieur est descendu dans l'après-midi, il fera double poste avec nous. En haut du montage, près des piqueurs, il attend. De sa poche gauche dépasse un paquet rempli de petites gâteries ; des carrés de chocolat et des biscuits. De celle de droite, le goulot d'une petite bouteille de schnaps. À chaque fois que je remonte, pour ramener du matériel, j'ai le droit de savourer soit du chocolat soit une moitié de biscuit que je fais durer. "Il faut manger pour tenir le coup, petit". C'était sa phrase motivante. C'est lui qui remarquera qu'un filet d'air fait bouger la flamme de la lampe, rallumée. "Wir sind durch, crie-il, Wir sind durch (c'est percé) !" En effet, l'air circule plus facilement, les poussières sont aspirées. Les piqueurs l'ont senti aussi.


Siège Cuvelette

Voilà plus de 14 heures que les hommes creusent, voilà plus de 14 heures que des mineurs sont emmurés. Le trou est agrandi. Nous pouvons enfin communiquer directement. Des deux côtés, on crie de joie. Une corde est lancée. De toutes nos forces, les dernières qui nous restent, nous tirons dessus. Chacun participe. Nous l'avons bien mérité. Un premier visage noirci, fatigué, apparaît. Il nous demande si vraiment ce cauchemar est terminé, puis il sombre dans une sorte de léthargie. Il a quelque chose de changé. "Ce sont ses cheveux", me fait-on remarquer. C'est vrai : ils sont gris blancs ! Il a du avoir bien peur pour les avoirs de cette couleur en aussi peu de temps ! Le deuxième sort à présent, il ne dit mot aux paroles de bienvenue et de réconfort de l'ingénieur, c'est en Allemand qu'il répond : "Es ist noch nicht heute wo der alte Fuchs im Loch bleibt" (ce n'est pas encore aujourd'hui que le vieux renard va rester au fond du trou).Lui aussi a les cheveux blancs ! C'est ce moment-là que l'ingénieur choisit pour sortir sa petite bouteille. Jamais nous n'aurions osé boire de l'alcool au fond. C'est formellement interdit, mais c'est drôlement bon. Ce petit geste est apprécié de tous sans exception. Il est près de 5 heures du matin.  Nous éprouvons juste un peu de fatigue. Ce n'est qu'après la douche qu'elle se fera ressentir plus sérieusement. Du fond, l'ingénieur a donné des ordres et nous sommes tous invités à la sortie de la cage à un petit casse-croûte musclé avec café. La tradition est ainsi respectée. C'est bien tard que je regagne le domicile conjugal. Ma femme n'a pas fermé l'œil de la nuit, elle pensait que je faisais partie des emmurés. Les retrouvailles sont plutôt émouvantes. Je vais me dépêcher de dormir, car je reprends mon poste de l'après-midi tout à l'heure.

Les rescapés auront trois jours d'observation à l'hôpital avant de reprendre leur travail au fond. Reconnaissables aux cheveux blancs, qui tranchent avec la couleur de leur peau noire lorsqu'ils se lavent aux bains douches, ils ne sont pas sujets aux quolibets de leurs camarades. Chacun garde en mémoire ce qu'ils ont enduré. En tout cas ils nous auront permis d'avoir une histoire supplémentaire à raconter le soir à la veillée. Nos petits-enfants en sont friands.

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Date de création : 29/07/2015 19:10
Catégorie : - Récits-Mineurs-Jean-Pierre Mongaudon
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